Le soleil est revenu
Ce début de mois de mai a vu le soleil revenir sur nos terres bressanes. L’odonatologue s’est bien entendu précipité au bord de ses pièces d’eau favorites afin d’assister aux premières émergences de libellules. Parfois, c’est trop tard… L’insecte a achevé sa métamorphose et volette déjà, à moins qu’il ne passe sa phase de maturation caché dans les feuillages.
En ce lundi 5 mai après midi, je passais devant l’étang des Gonnets à Viriat. Comme Leucorrhinia pectoralis y a été observé il y a quelques années, je risquais un œil dans les touffes de joncs de la digue qui supporte la route. Mon attention fut rapidement captivée par la présence de grosses exuvies aux pattes démesurées… L’excitation était à son comble… L’observation rapide de l’insecte ne laissait aucun doute, il s’agissait bien de l’exuvie d’Epitheca bimaculata.
En parcourant la berge de l’étang le long de la route (l’étang en lui-même est privé et son accès interdit), je trouvais finalement 15 exuvies, dont deux dans les arbres, à 1,10 et 1,8 m de hauteur.
Fort de ce succès, je me lançais dans une prospection sur la commune voisine de Saint-Étienne-du-Bois, sur l’étang de Chareyziat. Sur ce site, je récoltais 19 exuvies, toutes dans les herbes,jusqu’à 7,3 m de l’eau…
Le 7 mai, sur le tard, je fais un saut à l’étang des Gonnets, j’y retrouve 3 exuvies d’Epitheca bimaculata, en aurais-je oublié la dernière fois, ont-elles émergé depuis ?
Le 8 mai, un tour à l’étang de But, à St Étienne du Bois, me permet de mettre la main sur une exuvie d’Epitheca bimaculata. Ça sera la seule de cet étang,bine connu pour ses Leucorrhinia pectoralis qui sont maintenant en chasse. Aux Gonnets, je retrouve encore une exuvie d’Epitheca bimaculata, une oubliée ou une nouvelle émergence, même question lancinante !
A la recherche de l’insaisissable
Le lendemain, 9 mai, j’étais bine décidé à aller traquer les émergences, mais à l’ouverture des volets, le temps maussade, quoi que doux, me fait traîner un peu. Je m’oriente sur un étang forestier de Viriat remis en eau en 1990 après des années d’assec (dans les années 1970 je m’y promenais à pied sec).
Le ciel est un peu gris, avec un bon vent de secteur nord, (18°C), mais je sais que Epitheca bimaculata ne craint même pas d’émerger sous la pluie, alors…
L’empreinte de l’homme est sensible sur ce plan d’eau couleur café au lait. Pas d’hydrophytes visibles, les rives sont enherbées et la forêt est à moins de 10m en général. Tout autour de l’étang, des fossés, lônes etc. Sur les rives, Phragmites, joncs, scirpes, carex, rares aulnes, quelques genêts, Peucedanum palustre, Hydrocotyle vulgaris…
Très vite, je vais tomber sur une première exuvie de cette espèce tant recherchée, puis une autre et encore d’autres. Au total, j’ai pu récolter 98 exuvies d’Epitheca bimaculata. Ce qui est inédit pour le département et pour la région Rhône-Alpes, la dernière mention de collecte massive étant de 36 exuvies dans le Bugey (Ain) en 2006. Epitheca bimaculata est une espèce qui n’est connue dans la région Rhône-Alpes que depuis les années 1980.
Les exuvies ont été observées tout autour de l’étang, sauf la partie la plus anthropisée et dévégétalisée vers le thou, et les extrémités des deux queues. Plutôt à moins de 2m de la rive, mais beaucoup de larves ont franchi le chemin d’accès (cailloux et herbes) pour émerger dans les plantes jusqu’à 7m de la rive. Hauteur au-dessus du sol, 10-20 cm, plus rarement 40cm. Deux étaient accrochées l’une à l’autre, quelques unes renversées et par terre. Je n’ai pas vu d’exuvie dans les arbres. Supports par ordre de fréquence, Joncs, Poacées, Phragmites (jeunes pousses), Orties, Gallium, Renoncules.
Moments magiques
Fortuitement, j’ai pu observer l’émergence d’une femelle d’Epitheca bimaculata.
Vers 10h27, en récupérant des exuvies sur une touffe de joncs, je constate que l’une d’entre elle est lourde et bouge. J’ai donc une larve en main. Il y a quelque chose de magique, l’insecte bouge, puis étend ses immenses pattes dans le creux de ma main. C’est dur, un peu lourd… Je prends quelques clichés… Je la pose délicatement au sol, ses immenses pattes l’emmènent… Où va-t-elle émerger ? Conscient du dérangement que je lui ai causé, je ne sais que faire… Enfin, je prends la décision de lui trouver un support d’émergence.
10h32 la larve est fixée au revers d’une feuille de phragmite et s’agrippe fortement. L’animal montre quelques mouvements de l’abdomen dans le sens ventro-dorsal (« appréciation » de l’espace pour l’exuviation)… Au bout de quelques minutes, elle paraît immobile et, après avoir repéré le site, je continue ma récolte d’exuvies.
11h19 je reviens sur le site, l’exuviation est terminée et l’imago est fixé par les pattes à son exuvie. Les ailes ne sont pas encore développées et l’abdomen est gonflé. On peut déjà voir les deux organes de ponte, il s’agit donc d’une femelle.
Je ne peux pas rester seul à observer ce spectacle, j’appelle Cyrille Deliry au téléphone, il partage ce moment…
11h32 les ailes sont développées, il n’y a plus de plis.
12h15 les deux taches alaires noires typique de l’espèce commencent à apparaître.
12h18 l’insecte commence à remuer les pattes, il semble plutôt assurer ses prises que se dégourdir.
12h33 l’insecte évacue deux grosses gouttes de liquide. L’abdomen s’allonge et s’affine tout en se colorant lentement.
12h35 les ailes se déploient, puis quelques dizaines de secondes plus tard se replient sous la force d’une rafale.
12h45 l’insecte évacue deux grosses gouttes de liquide.
12h51 les ailes sont déployées définitivement, et l’insecte commence à les faire vibrer. Pendant quelques minutes, la toute jeune libellule semble « tester » son nouveau corps… Un moustique se pose sur l’avers de son aile antérieure droite… Elle ne semble pas prêter attention à l’intrus, puis, un mouvement de l’aile envoie l’infortuné diptère voler plus loin. Le vibrato des ailes est de plus en plus soutenu et bientôt permanent, je sens que l’instant de l’envol est proche ! Je dois m’organiser entre les dernières photos et le passage au jumelles pour suivre l’évolution de l’imago fraîchement sorti, réputé pour partir se cacher dès les premiers instants du premier envol…
13h07 une rafale décroche l’exuvie de son support. L’imago est à terre. Que dois-je faire ? Intervenir encore, lui proposer un support le temps qu’il se sente prêt à l’envol ? Va-t-il remonter de lui même le long du roseau juste devant ses pattes ? L’insecte se rétablit, tente de remonter sur son support, puis se hisse sur ses pattes, fait vibrer ses ailes et part pratiquement à la verticale en m’évitant. Au dessus des herbes, il monte rapidement au-dessus des vieilles cannes de phragmites, fait un virage, puis monte en chandelle vers la canopée, semble hésiter un peu à une dizaine de mètres puis monte encore avant de disparaître dans les feuillages d’un chêne.
Je viens de vivre un grand moment, un moment de magie, de patience, de beauté, mais aussi de persévérance…
Une espèce discrète
Epitheca bimaculata est un anisoptère de la famille des Cordulidés. C’est un insecte de taille moyenne dont le corps mesure 55 à 65mm de long. De couleur brune noire et jaune, ce bel insecte porte deux taches caractéristiques sur les ailes postérieures. Les larves, et donc les exuvies, sont très caractéristiques avec leurs immenses pattes et leurs nombreuses épines. Leur corps dépasse 30 mm.
Cette espèce a une distribution paléarctique centrale avec une pénétration orientale jusqu’au Japon. Elle est de moins en moins fréquente vers l’ouest, et la France constitue sa limite occidentale. Sa grande discrétion a fait que cette espèce reste peu connue en France et il n’y a guère qu’en Lorraine que l’espèce soit bien représentée, quoi que en petites populations. C’est la présence de ses exuvies dans les années 1980 qui ont permis sa découverte en Rhône-Alpes. Sur notre région, aucun imago n’avait été observé avec certitudes avant 2006 où 36 exuvies et plusieurs émergences avaient été observées dans le Bugey (Ain). Depuis, d’autres stations ont été reconnues plus à l’ouest, jusque dans les Charentes.
L’imago ne peut guère être observé qu’aux jumelles car il a pour habitude de voler loin des rives. La femelle expulse un sac d’œufs qui se déroule en un ruban de 30 à 40 cm de long… Les larves passeront deux ou trois ans avant d’émerger.
Les grands étangs, assez profonds sont les sites préférés de ces insectes, et ceux de Bresse et du nord de l’Isère lui conviennent semble-t-il bien.
Les autres espèces rencontrées
Les émergences d’espèces mythiques comme Epitheca bimaculata ne sauraient faire oublier que l’odonatofaune est en train de prendre ses quartiers d’été et le ciel de nos étangs et rivières sera vite animé par le vol gai et coloré de nos amies les libellules. Voici donc la Libellule fauve, Libellula fulva, dont nous aurons l’occasion de reparler.
Une rencontre mordante
En inspectant la rive de l’étang de Chareyziat, je déclenchais la fuite d’un beau lézard vert qui, troublé, se jeta à l’eau. Paralysé peut-être par le froid ou la peur, son corps vert rehaussé de bleu semblait inerte. J’entrepris de le sauver et le capturai sans difficulté.
Une fois en main, cependant, il se défendit avec vigueur et me mordit le gras du majeur ; quoi qu’il maintînt son étreinte, je ne garderai pas de séquelles de l’affrontement… après une petite séance photo, je rendais sa liberté à l’infortuné Moïse qui s’en fut, pressé de se mettre à couvert parmi les herbes de la rive.