Deux nouvelles espèces d’Ischnura en France (enfin... presque !)

La Polynésie Française, un eldorado-natologique ?
Publié le mardi 8 mars 2011 par Régis KRIEG-JACQUIER

Voilà, c’est officiel, à l’issue des campagnes de 1999 à 2003 dans les îles Australes, deux nouvelles espèces enrichissent le genre Ischnura. La découverte de ces demoiselles tahitiennes avait de quoi émoustiller A. Grillon, votre spécialiste zygoptérien des Natus !

 Endémisme, quand tu nous tiens !

Chacun d’entre vous aura entendu parler d’endémisme. Vous aurez bien sûr noté, à l’aune des tonitruantes déclarations journalistiques d’un passé récent concernant un de nos ancêtres indonésien, que le milieu insulaire favorise l’endémisme. D’ailleurs, le grand Charles (non nous ne sommes pas le 18 juin et je ne parle pas non plus de celui d’Uppsala !) ne s’y était pas trompé lors de ses aventures aux îles des tortues géantes… Il serait ainsi un coin de France, tout là bas, aux îles du Grand Océan, sur de minuscules terres égrenées comme des émeraudes dans un écrin de turquoise et de lapis-lazuli (ahem ! bon, je veux dire des petites îles verdoyantes paumées dans l’océan !), où des demoiselles (ne dit-on pas Vahine là-bas ?) encore inconnues folâtreraient, inconscientes de l’émoi qu’elles susciteraient dans le Locmariaquer (oui ! j’en avais assez du sempiternel Landerneau) des odonatologues hawaiiens ?

 Hawaii, Honolulu, Rurutu, Raivavae… de quoi rêver !

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Rurutu
Photo Jonathan Burckel

Car l’Hawaiien, au tempérament volcanique assumé, est aussi passionné des demoiselles (qu’il nomme, lui, Wahine). Il est même des scientifiques du prestigieux Bernice P. Bishop Museum d’Honolulu pour surfer sur la vague des découvertes de nouvelles espèces insulaires. Le non moins prestigieux Dr Dan Polhemus, administrateur de la Division des ressources aquatiques au Department of Land and Natural Resources de Hawaii et Associé aux recherches au Bishop Museum s’enquit donc il y a quelques années, des possibilités odonatologiques d’un minuscule archipel de Polynésie Française, les îles Australes, anciennement connues sous le nom de Tubuai (ou Toubouai pour les vétérans de l’époque coloniale) mais que tout le monde là-bas appelle Tuhaa Pae (le groupe des 5 !)…

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Raivavae
Photo Vaia

Au début des années 2000 un groupe de fadas de la « mouche à quatre aisles » emmené par Ronald A. Englund, posa donc le pied sur les îles au nom délicieux et tout en rondeurs de Rurutu et de Raivavae (en tahitien, on prononce toutes les lettres, on roule les R comme un Bourguignon, les É n’ont pas d’accent et les U se disent ou, le pluriel, lui, ne s’écrit pas). Bien que d’illustres prédécesseurs les précédassent sur d’autres îles de l’archipel (ce qui, entre nous, est bien normal pour des prédécesseurs !), les hommes de l’équipe Polhemus ne tardèrent pas à épier deux demoiselles bien singulières… Des Ischnura

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Ischnura rurutana

Oui ! comme notre Agrion élégant et son compère nain… Et comme Ischnura taitensis (de Tahiti vous l’aurez deviné) et I. thelmae de l’île Rapa (là, ce n’était pas gagné !). Et ainsi, les précieuses naïades exotiques finirent leurs jours (brefs comme pour tout imago de libellule) sur les paillasses d’un labo hawaiien…

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Ischnura jeanyvesmeyeri

Quelques années plus tard, en 2010, sans le moindre écho au 20 h de France2, nous étions quelques uns, émus, à découvrir la description de ces deux nouvelles espèces : Ischnura rurutana de Rurutu (vous l’aurez deviné) et I. jeanyvesmeyeri de Raivavae (là, ce n’était pas gagné !).

 La Nouvelle-Cythère, Châtillon-sur-Chalaronne et des Tahitiens bien malins !

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La Boudeuse

Ainsi donc, deux cent quarante deux ans après avoir chaviré les cœurs et les corps des marins de Bougainville, le charme des demoiselles des Mers du Sud opérait encore…

Les deux espèces ont été récoltées à proximité de petits ruisseaux, loin de la mer (enfin, à une centaine de mètres d’altitude). Elles sont toutes deux fort voisines des autres Ischnura de Polynésie et les différences sont affaire de spécialiste : il faut aller scruter à la loupe l’appareil reproducteur masculin de la demoiselle, ce qui aurait bien surpris nos marins de Louis XV, mais pas les Tahitiens de l’époque !

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Philibert Commerson 1727-1773

Eh oui ! alors que je vous entretiens de propos grivois, j’en profite pour vous rappeler qu’un de nos illustres Idaniens (si ! maintenant, vous savez !) était du voyage : Philibert Commerson, de Châtillon-lès-Dombes (pas encore sur Chalaronne à l’époque). On le connaît, entre autres, pour avoir dédié une belle de nuit au capitaine de la Boudeuse, la « Bougainvillée ». Ce grand botaniste qui devait languir de déclarer sa fleur à quelque Rose, Marguerite, Violette ou Valériane, avait fait embarquer un jeune valet, Jean Baré, pour son service. Le jeune homme était fort discret quoi qu’il apparût quelque peu féminin aux matelots du bord… On peut imaginer que les plaisanteries ne manquèrent pas de fuser, le soir tombé, des bannettes de la Boudeuse, et que le caractère peu loquace du botaniste et de son domestique les firent affubler du nom de leur navire… Mais on ne la faisait pas aux Tahitiens ! Tels d’actuels odonatologues aux yeux investigateurs, ils eurent tôt fait de démasquer que Jean était en fait une dame Jeanne.

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Le domestique du botaniste

Du coup, Bougainville se trouva gros jean comme devant alors que Commerson se senti mal barré ; c’est donc Maurice (l’île qui a l’époque était encore de France) qui accueillit les tourtereaux quelques mois plus tard : le voyage s’achèvera là pour le botaniste. Ça sent le Vaudeville à la Bougainville, ça ! La dame Jeanne continua d’enivrer Commerson jusqu’à ce qu’il rendît l’âme… Jeanne Baret, quant à elle, rejoignît la France et restera dans l’histoire comme la première femme à avoir accompli le tour du monde… Louis-le-Suivant (seizième du nom donc !) lui rendit hommage bien plus tard, en reconnaissant ses mérites comme aide-botaniste et lui versa une rente. Elle fut félicitée pour sa bonne conduite et désignée comme « femme extraordinaire » ; le nouveau roi perdait-il la tête ?

 Mais qui sont donc ces agrions ?

Mais las de ces investigations trou-de-serrurières… Revenons à nos agrions ! Ou plutôt, à leur milieu ! Les îles Australes sont séparées les unes des autres par quelque 200 km (à l’exception de Rapa, à plus de 500 km de la terre la plus proche) ; des distances qui, si elles ne sont pas infranchissables, freinent notablement les échanges entre les différentes populations de ces insectes de moins de 5 cm de longueur. Il n’en fallait pas moins (et quelques dizaines de milliers d’années quand même) pour que ces populations divergeassent et finissent par ne plus être interfécondes : la spéciation avait donc œuvré ! Comme en d’autres lieux les glaciers ou les déserts avaient séparé les populations, le grand océan avait laissé chacune d’entre elles vivre doucement sur ses quelques arpents de sol volcanique…

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Rapa
Photo Sardo

Du coup, Rapa abrite le plus grand Ischnura du monde : Ischnura thelmae atteint effectivement la taille spectaculaire de 45 mm contre 30 seulement pour I. rurutana à peine plus court que notre I. pumilio ; I. elegans, lui se hisse péniblement à 34 mm. Mieux encore, I. jeanyvesmeyeri, de Raivavae, appartiendrait peut-être à un genre nouveau pour les îles Australes et même pour la Polynésie Française. C’est du moins ce que tendraient à montrer les analyses d’ADN mitochondrial. Il serait très proche de Megalagrion orobates des îles Hawaii. Ainsi, ces demoiselles des îles Australes ne constitueraient pas un groupe monophylétique. La Polynésie Française nous laisse envisager d’autres découvertes. En effet, un autre genre de Coenagrionidae proche d’Ischnura, Bedfordia, est endémique des îles Marquises et compte actuellement 7 espèces.

 De Havai’i à Hawai’i, le lien à la terre

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Pirogues de guerre polynésiennes
Tableau de Hodges, expédition Cook 18e siècle

Mais la palme (ben oui, on est quand même au bord des lagons !) revient à l’île de Raiatea, l’île sacrée des anciens Polynésiens qui en partirent, pour conquérir Hawaii, sur leurs grandes pirogues doubles. À l’époque, cette île de l’archipel Sous le Vent s’appelait Havai’i : les polynésiens avaient ainsi l’habitude d’appeler leurs îles-relais sacrées, et le nom est parfois resté, comme pour Savaii aux Samoa, et bien sûr Hawaii. Ce serait le souvenir de la terre légendaire d’Havaiki, berceau des Polynésiens ! Raiatea abrite donc Ischnura sacrebleu, qui, et son nom (mais restera-t-il ?) ne ment pas, a la rare caractéristique d’avoir une larve terrestre ! Le cas n’est pas unique puisqu’une demi-douzaine environ de larves entièrement terrestres sont connues par le monde, appartenant à des familles éloignées et vivant dans la litière de feuilles des forêts tropicales (Trueman and Rowe 2008). On retrouvera cet étonnante particularité chez Megalagrion oahuense (Blackburn, 1884) d’Hawaii, qui vit dans la litière humide ou à la base de feuilles, sur l’île où s’étend Honolulu, capitale du cinquantième des États-Unis…

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Le Triangle polynésien
Au N Hawaii, à l’est l’île de Pâques, au sud la Nouvelle Zélande, Tahiti au centre, plus ou moins…

Ainsi donc, la boucle est bouclée et les Hawaiiens retournent vers leurs terres ancestrales pour faire la conquête de leur odonatofaune ! Grâce à eux (mais aussi aux scientifiques et bénévoles locaux) notre France du bout du monde compte maintenant plus de 24 espèces de Zygoptères contre 5 dans les années 1930 !

 Menaces au paradis

Mais tout n’est pas rose au pays des sables blancs ! Sur tous ces grains de sable, la survie de ces espèces est menacée. Même au bout du monde, l’homme poursuit son action sur ces milieux fragiles. La population augmente, les besoins en eau et les rejets aussi. Le climat change, là bas aussi, et rien n’est moins sûr que les sources abondantes où folâtrent les naïades perdurent encore longtemps, absorbées par le béton, souillées par les égouts ou épuisées par l’agriculture ou la sécheresse… Ischnura thelmae a déjà vu ses populations chuter dramatiquement sur cette petite île de Rapa, sans aéroport, ravitaillée par cinq ou six bateaux dans l’année… Il semblerait que cette chute soit due à la destruction des ripisylves ! Oui, même au bout du monde, on retrouve nos problèmes de civilisation !

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Ischnura thelmae

J’aimerais avoir le temps de pouvoir rendre, un jour prochain, une visite à ces cousines de nos ischnures bressanes… Peut-être existe-t-il d’autres espèces à découvrir dans les marais de Tubuai ou près des maigres points d’eau de Rimatara. Ni les îles Cook ni les Gambier ne sont bien loin non plus, et l’odonatofaune de ces archipels n’a pas encore révélé tous ses secrets…

Pour aller plus loin…

Les Ischnura de Polynésie Française :

  • Ischnura aurora aurora Brauer, 1865 Régions tropicales d’Afrique, d’Asie et d’Océanie
  • Ischnura cardinalis Kimmins, 1929 Bora-Bora, Raiatea, Tahiti
  • Ischnura jeanyvesmeyeri Englund & Polhemus, 2010. Endémique de Raivavae (îles Australes)
  • Ischnura rurutana Englund & Polhemus, 2010. Endémique de Rurutu( îles Australes)
  • Ischnura spinicauda (Brauer, 1865) Polynésie
  • Ischnura taitensis Selys, 1876 Syn ’’Ischnura cheesmani’’ Mumford, 1942. Tahiti
  • Ischnura thelmae Lieftinck, 1966. Endémique de Rapa ((îles Australes) Il faut rajouter :
  • 2 espèces nouvelles à Taha’a
  • 2 nouvelles espèces à Raiatea dont notre Ischnura sacrebleu !
  • 2 nouvelles espèces à Huahine
  • 1 nouvelle espèce à Moorea
  • 3 nouvelles espèces (au moins) à Tahiti

 Bibliographie

  • Englund R.A., 2003. French Polynesian expedition to Raivavae and Rapa iti. Report for the 2002 pacific biological survey, Bishop museum Austral islands,
  • Englund, R.A. 2004. Report for the 2003 Pacific Biological Survey, Bishop Museum Austral Islands, French Polynesia Expedition to Tubuai and Rurutu. Report prepared for Delegation a la Recherche, Papeete.29 p.
  • Englund, R.A. & Polhemus, D.A. 2010 : A review of the damselfly fauna of the Austral Islands, French Polynesia, with descriptions of two new species (Odonata : Zygoptera : Coenagrionidae). Tijdschrift voor Entomologie 153 (1) : 25-40.
  • Trueman, J. W. H., and R. J. Rowe. 2008. Odonata : Dragonflies and damselflies Tree of Life Version 20, March 2008. Retrieved June 4, 2008.

 La perle de Tahiti, un classique !

Je ne peux résister à vous faire découvrir cette perle (ben oui ! Tahiti, c’est le pays, non ?) : http://www.worldlingo.com/ma/enwiki... Vous verrez combien la traduction automatique sur le Web peut hilarogène (désolé pour le néologisme !).

Les photos des Ischnura sont tirées des rapports d’expédition cités en bibliographie.


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