Émergence, la sortie de l’eau… enfin !

Les toutes dernières impressions de la toute dernière mue !
Publié le samedi 27 décembre 2008 par Marjorie LATHUILLIÈRE

Chers lecteurs, nous retrouvons aujourd’hui notre ami Gomphus pulchellus, qui a bien changé depuis notre dernière entrevue.

Anne Izeaud : Bonjour ! Alors, ça y est, c’est fait, vous avez réalisé votre dernière mue, la plus spectaculaire de toutes ?

Gomphus pulchellus : Oui ! Quelle aventure, j’en suis encore toute retournée ! Et quelle angoisse ! j’avais peur de ne pas réussir, alors ces minutes m’ont paru interminables. Et encore, je n’ai pas à me plaindre, les gomphes sont parmi les plus rapides. D’autres espèces de libellules mettent beaucoup plus de temps que nous pour accomplir leur mue imaginale, souvent plusieurs heures. Et c’est pire quand les conditions météo deviennent défavorables…

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Séquence d’une émergence

A.I. : Quelles sont les bonnes conditions pour votre sortie de l’eau ?

G.P. : Idéalement, du soleil (mais pas trop, pour éviter l’insolation !) pour bénéficier de son énergie et l’anémomètre à zéro. Le grand moment venu, nous sommes mêmes capables de retourner à l’eau et d’attendre quelques jours pour éviter de faire cette métamorphose sous la pluie ! La période d’émergence varie beaucoup selon les espèces : cela va des très précoces, qui émergent dès le début du printemps, aux espèces tardives de fin d’été. Par temps chaud, certaines sont capables de réaliser leur émergence de nuit. Moi, j’ai opté pour la classique « sortie par beau temps ».

A.I. : Comment avez-vous fait pour savoir que c’était le bon moment pour sortir ?

G.P. : Cela faisait plusieurs jours que je faisais des sorties régulières pour tester mon équipement de respirateur aérien. Ce serait impossible de passer en quelques heures d’une respiration aquatique à une respiration aérienne alors les 2 systèmes cohabitent chez nous, pour le dernier stade. A la fin, mes branchies n’étaient plus fonctionnelles donc je n’avais plus le choix. Et puis tout mon organisme me disait « sors ! » sous l’effet de l’ecdysone, une hormone qui provoque une métamorphose partielle : mon corps avait déjà changé, à l’intérieur.

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Test aérien

A.I. : De quelles transformations parlez-vous ?

G.P. : Par exemple, contrairement à la majorité des autres Hexapodes, nos pièces buccales ne sont pas les mêmes chez les larves et les adultes. Il nous faut donc « perdre » notre masque au moment de l’émergence. Alors, pour préparer le travail, les muscles de cette lèvre inférieure sont détruits avant notre mue imaginale. Nous ne pouvons alors plus nous nourrir… il est temps de sortir ! Pour ma part, un beau matin ensoleillé, je me suis lancée. J’ai mis un peu de temps à choisir le jonc qui allait me servir de support…

A.I. : … est-ce si important ?

G.P. : Pour mettre toutes les chances de son côté, il faut éviter les supports instables ou trop exposés aux dangers. Une fois accrochée, notre ancienne peau se durcit ; elle devient notre dernière exuvie, celle que vous trouvez inerte, sur les bords de l’eau. Il ne nous est plus possible, alors, de changer de support. Et j’ai bien fait de prendre mon temps car j’ai essuyé une violente petite bourrasque alors que j’étais à moitié sortie de mon exuvie.

A.I. : Par quelle partie du corps avez-vous commencé votre exuviation ?

G.P. : Une fois ma tête et mon thorax fendus sur le dos, j’ai libéré ces deux parties. J’ai gardé mes pattes pliées contre mon thorax un moment avant de pouvoir les bouger. La plupart des autres anisoptères doivent à ce moment garder une position encore plus inconfortable : corps à moitié sorti, tête en bas…

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A la renverse

A.I. : Vous avez dû vous armer de patience…

G.P. : Oui, mais heureusement, est arrivé ensuite le moment où j’ai enfin pu me redresser. Accrochée à mon exuvie, j’ai sorti le reste de mon corps. Pendant les derniers jours de ma vie aquatique, j’étais très à l’étroit dans mon corps de larve. Alors quelle joie de pouvoir déployer mes ailes et mon abdomen. C’est aussi à ce moment que je me suis séparée des trachées que j’utilisais lors de mon dernier stade larvaire ; ce sont les filaments blancs que vous pouvez observer sur nos exuvies.

A.I. : Comment faites-vous pour avoir en quelques heures une taille supérieure à celle que vous aviez en tant que larve ?

G.P. : C’est grâce à l’hémolymphe (notre sang en quelque sorte) de notre organisme qui, sous pression, déploie toutes les parties encore souples.

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Transparence

A.I. : Vous avez pu observer vos ailes et votre abdomen se déployer ?

G.P. : En partie, car comme vous le savez, ce sont deux parties très grandes de notre corps et nous avons un bon champ de vision. Mais j’ai surtout profité du temps de séchage, où je n’avais rien d’autre à faire, pour observer les copines. C’était à qui déploierait ses ailes le plus rapidement. Je n’ai pas été la première de la journée à m’envoler mais j’ai préféré prendre mon temps pour émerger correctement. J’en ai vu sortir avec les ailes déjà abimées ou l’abdomen tordu. Certaines ont pu s’en sortir mais leurs chances de survie et encore plus de reproduction sont quand même limitées.

A.I. : Vous n’étiez donc pas seule de votre espèce à émerger ?

G.P. : Non, nous étions même plusieurs dizaines tout autour de l’étang, sans compter les autres espèces. Ce n’est pas le cas de toutes les libellules mais chez nous, les émergences sont synchronisées, c’est-à-dire que presque toutes les larves matures d’une année donnée éclosent en 5 à 10 jours. D’un côté, c’est rassurant de vivre cette grande aventure ensemble. Mais de l’autre, quel coup au moral quand on voit une copine de 3 ans tomber bêtement à l’eau et se noyer lentement sans pouvoir l’aider !

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Deux espèces émergent

A.I. : L’émergence est l’étape de votre vie où la mortalité est la plus importante ?

G.P. : Chaque étape a ses dangers, mais c’est vrai que pendant l’émergence, les dangers sont nombreux et nous n’avons aucun moyen de les éviter. Noyade, donc. Mais j’en ai aussi vu qui restaient coincées dans leur exuvie : quelle triste fin après tous ces dangers évités pendant la vie larvaire ! Et je ne parle pas des araignées, fourmis qui nous attrapent sans difficulté, et des oiseaux qui guettent notre premier envol.

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Noyade

A.I. : Et c’était comment, justement, votre vol imaginal ?

G.P. : J’appréhendais un peu les premiers battements d’ailes mais finalement, c’est venu tout seul ! Après plusieurs années à nager de façon approximative, quel bonheur de pouvoir fendre l’air en maîtrisant parfaitement vitesse et direction… Je peux même voler à reculons !! Par contre, j’ai un peu peiné pour trouver une zone correcte pour ma maturation.

A.I. : C’est-à-dire ?

G.P. : Une fois sortie de mon exuvie et envolée, j’étais à l’image des adultes de mon espèce, à cette différence près que pour les couleurs, ce n’était pas ça. Au début, j’étais un peu inquiète : j’étais toute terne, mais heureusement, mes belles couleurs sont apparues petit à petit. Et puis je n’étais pas encore en mesure de me reproduire. Je n’étais qu’un imago, pas encore un adulte. Et pour cette maturation, j’avais besoin d’une zone à la fois vite réchauffée par le soleil et fournissant des abris pour les mauvaises conditions ; idéalement, une clairière. Malheureusement, les environs proches de mon étang ont récemment subi de nombreuses transformations…

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Coloration

A.I. : Les hommes, toujours…

G.P. : Oui, ce n’était plus que bitume et pelouse bien tondue à perte de vue. Heureusement, au milieu de ce lotissement, un original avait eu la bonne idée de laisser des herbes folles et une haie champêtre dans son jardin. J’avais enfin trouvé un refuge pour effectuer tranquillement ma maturation… enfin, quand je dis tranquillement, c’était sans compter sur le tout jeune naturaliste de la famille, 5 ans au compteur, qui avait déjà appris à capturer et à tenir délicatement les libellules, ailes entre les doigts…

A.I. : … alors où est le problème ?

G.P. : Délicatement ou pas, il ne faut surtout pas tenter de nous attraper juste après notre émergence car nos ailes sont encore trop fragiles, pas complètement durcies et elles risqueraient de s’abimer ou de rester collées…

A.I. : Mais comment savoir que vos ailes ne sont pas encore assez résistantes ?

G.P. : Regardez bien nos ailes au soleil : si elles brillent, c’est que nous venons d’émerger. Alors résistez à la tentation de nous capturer… même si vous pensez tenir un scoop ! Dans mon cas, j’ai eu la chance de voir le petit homme arrêté à temps par sa grande sœur. J’ai ensuite passé de belles heures à jouer à cache-cache avec ces deux-là, entre une sieste et une partie de chasse. Ensuite, est venu le temps de retourner vers mon lieu de vie larvaire, pour me reproduire à mon tour.

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Immature

A.I. : Vous avez donc pu revoir votre dépouille larvaire ?

G.P. : Non. J’ai bien jeté un coup d’œil, par nostalgie, mais elle n’y était plus. Peut-être avait-elle été consommée par quelque animal amateur de chitine ou emportée par le vent ou encore ramassée par un odonatologue méticuleux…

A.I. : Quel intérêt de ramasser ces vieilles peaux ?

G.P. : Ils sont nombreux ! Ces vieilles peaux, justement, ne sont plus vivantes donc, pour une fois, vous avez la possibilité d’étudier le monde vivant sans aucun impact négatif… Enfin, à condition de ne pas massacrer le milieu pour attraper les précieuses exuvies, bien sûr !

A.I. : Quelles informations ces exuvies peuvent-elles nous apporter ?

G.P. : Si vous voulez nous protéger correctement, il vous faut commencer par mieux nous connaître. Quel cortège de libellules occupe un habitat donné ? La capture et l’identification des adultes ne suffisent pas car certaines d’entre nous voyagent sur de grandes distances donc les rencontrer n’est pas une preuve de reproduction réussie sur ce site. A l’inverse, certaines espèces très discrètes à l’état adulte échappent le plus souvent aux filets des odonatologues. Alors que si vous observez des exuvies, cela montre que des larves ont pu se développer. Au niveau des populations, la collecte des exuvies permet en plus d’estimer leur densité sans multiplier les captures. Chez certaines espèces, il est même très facile de distinguer les mâles des femelles et ainsi d’estimer le sex-ratio !

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Exuvie G. pulchellus

A.I. : Et quel matériel faut-il pour se lancer dans l’étude des exuvies ?

G.P. : Rien d’extraordinaire. Une tenue adaptée, des petites boîtes pour la conservation (à étiqueter avec la date et le lieu bien sûr !) et une loupe de botaniste pour l’observation. Ensuite, il faut ouvrir les yeux, ne pas avoir peur de ramper à 4 pattes au milieu de la végétation et faire preuve de patience !

A.I. : Les exuvies sont-elles faciles à identifier ?

G.P. : Pour ce qui est de nos cousines les Zygoptères, c’est très difficile, d’autant plus qu’elles sont en général petites et grêles. Par contre, pour ce qui nous concerne, les Anisoptères, avec un peu d’entraînement, on peut identifier assez facilement les grands types de larves, parfois même au premier coup d’œil : Æschnidés et Gomphidés d’un côté, avec leur masque aplati ; Cordulegastridés, Macromidés, Cordulidés et Libellulidés de l’autre, avec leur masque en forme de cuillère qui recouvre les autres pièces buccales.

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Des exuvies en nombre

A.I. : C’est ensuite que la loupe devient indispensable pour aller jusqu’à l’espèce ou tout du moins le genre ?

G.P. : Oui, il faut regarder d’un peu plus près le masque, les antennes, les épines de l’abdomen, la pyramide anale… Mais que cela ne vous effraie pas : en me baladant autour de mon étang, j’ai entendu dire que c’était un exercice très amusant ! J’y ai même croisé Régis qui m’a dit qu’il organiserait bientôt une séance d’initiation à l’identification des exuvies pour les Natus, vous savez, les naturalistes de l’Ain… Maintenant, excusez-moi mais je dois vous laisser. C’est bien beau de discuter mais j’ai une reproduction à assurer moi, et pour cela je ne dispose pas de beaucoup de temps…

A.I. : Merci d’avoir partagé avec nous ces moments clés de votre vie et bonne chance pour la suite…

Pour les curieux de nature, nous vous invitons à venir au local de la SNAA le vendredi 17 avril 2009 pour apprendre à identifier les exuvies avec Régis !

Photos, Marjorie LATHUILLIÈRE


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